Marie-Luce : « Comment finir sa carrière dans une entreprise agroalimentaire ? »

Publié le 08/03/2023

Marie-Luce est une femme pleine de vie, dynamique, qui est élue au CSE dans son entreprise. Elle est née en 1965. Depuis 1999 elle travaille dans une industrie de produits élaborés à base de poulets après avoir travaillé comme commerçante avec son époux.

Je suis conducteur de ligne. Je travaille en équipe alternée de 2/8 actuellement. Au début, de 1999 à 2012, je ne travaillais que de nuit, puis, jusqu’en 2020, je faisais les 3/8 et aujourd’hui, je fais du 2/8.

En 2020 j’ai demandé à stopper les nuits. J’étais trop fatiguée, mon corps et mon esprit exprimaient de la lassitude. Qui peut subir sans conséquences négatives sur sa santé des rythmes qui vous font travailler une semaine de 21H à 5H en arrêtant le samedi, puis de 5H30 à 13H30 en reprenant le lundi ? Je ne faisais plus de nuit complète. J’étais toujours fatiguée et toujours à fleur de peau. C’est ce qui m’a décidée à demander à ne plus faire l’équipe de nuit : et c’est ainsi que, depuis 2020, donc, je ne fais que les équipes de 2/8.

L’organisation du travail est basée sur la prise en compte du calcul des droits aux points du compte pénibilité… je dis bien « calculer ». La pénibilité des salariés n’entre pas en ligne de compte. La coopérative fait en sorte de ne pas déclarer des points pénibilité, ou alors pour très peu de salariés.

Un exemple simple mais assez significatif concerne le port de charges lourdes : nous devons soulever des bobines de film qui font entre 5 et 30 kg. On soulève entre 20 et 30 bobines par jour quand on est au poste d’ensachage. L’entreprise a investi dans des outils qui nous permettent de soulever ces bobines, cela allège le port de charge sur sa durée mais pas sur le nombre.

Je ne parle pas du travail de nuit, les équipes alternées, les gestes répétitifs qui sont planifiés de sorte que très peu de salariés ne fassent le quota exigé pour prétendre aux points pénibilité.

Nous sommes 136 salariés dans l’entreprise avec 40 % de femmes. La moyenne d’âge est de 49 ans avec, pour beaucoup d’entre nous, plus de vingt ans dans l’entreprise.

Femme usine

La retraite, nous l’espérons dès nos 50 ans fêtés… Vous pensez bien qu’en ce moment les conversations sont sur l’incompréhension de notre travail, nous qui n’avons pas cessé de travailler pendant la pandémie ! Les cadences ont augmenté et ce sont les salariés qui doivent s’adapter au rythme des machines.

L’entreprise a modernisé ses outils pour fabriquer plus de produits et répondre aux demandes des clients.

Le tonnage produit a augmenté et le nombre de salariés pour le produire a pourtant diminué… Comment comprendre ? Nous, nous savons bien que cette productivité est réalisée au détriment de notre santé physique et mentale.

Le groupe a fait des efforts dans le dialogue social pour prendre en compte l’augmentation de la moyenne d’âge des salariés. Nous avions un accord dit « accord seniors » qui s’est transformé en accord intergénérationnel, qui a été intégré dans l’accord QVT car on ne parle pas ou peu des conditions de travail, donc pas de « C » à « QVT » !

Notre accord consiste à proposer aux salariés un aménagement de fin de carrière sur les 18 derniers mois, pour ceux qui occupent des postes en équipe de 2/8 ou des postes considérés comme pénibles. L’entreprise cotise à 100% pour la retraite et le salarié peut travailler à temps partiel au minimum à 50%. Le temps libéré peut l'être au choix mais en fonction de l’organisation : à la journée, le salarié travaille un peu moins mais tous les jours ; à la semaine, le salarié travaille un ou deux jours en moins ; au mois, le salarié travaille un mois et est un mois en repos. Tout ceci est assez modulable et adaptable sur le papier !

L’entreprise compense les neuf premiers mois la perte de salaire à hauteur 80 % du salaire manquant et les neuf derniers mois avec 60 % du salaire manquant.

Notre seul regret : que cet accord ne soit pas proposé automatiquement ni expliqué aux salariés, qui se posent beaucoup de questions et renoncent souvent, devant la complexité réelle ou supposée.

En tant qu’élue, j’essaie de les accompagner, mais uniquement ceux qui me sollicitent. Certains ne veulent pas que leurs collègues sachent qu’ils sont exténués par les années de travail… On n’est pas payé cher mais on conserve tout de même notre dignité !

Je suis inquiète pour ce projet de retraite : d’abord pour moi, certes, je ne vais pas le cacher, mais aussi pour les jeunes. Notre secteur manque d’attractivité pour les jeunes… ils voient la tête que nous faisons à la sortie de l’usine !

L’entreprise a ouvert une 5e ligne de production, depuis septembre ; ils recherchent 25 à 30 ouvriers. On trouve des jeunes et des nouveaux salariés, mais ils compensent juste les départs en retraite et les démissions. Nous constatons que les conditions de travail et le salaire font fuir les candidats.

Vouloir que l’on travaille plus longtemps, cela m’inspire une question : comment on va vivre notre retraite ? Et combien de temps resterons-nous en bonne santé ?

Que les « décideurs » viennent voir un peu ce que l’on vit au quotidien… et qui sait : peut-être changeront-ils d’avis sur les 64 ans que nous refusons ?